mercredi 18 janvier 2017

Washington est derrière la brutale expérience indienne d’abolition de l’argent liquide

Pourquoi Washington lance une guerre mondiale contre les espèces

Les intérêts commerciaux des sociétés américaines qui dominent les systèmes d’affaires et de paiements numériques sont une raison importante pour le zèle du gouvernement américain dans sa tentative de réduire l’utilisation des espèces dans le monde entier, mais ce n’est pas la seule ni la plus importante. Un autre motif est la puissance de surveillance qui va avec l’utilisation accrue du paiement numérique. Les organisations de renseignement américaines et les entreprises informatiques peuvent examiner tous les paiements internationaux effectués par l’entremise des banques et surveiller la plupart des flux de données numériques. Les données financières tendent à être les plus importantes et les plus précieuses.

Plus important encore, le statut du dollar comme monnaie mondiale de référence et la domination des sociétés américaines dans le financement international fournissent au gouvernement américain un énorme pouvoir sur tous les participants au système financier non monétaire en place. Cela oblige tout le monde à se conformer au droit américain plutôt qu’aux règles locales ou internationales. (...)

(Conclusion de l'article ci-dessous)
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Un secret de polichinelle bien gardé
Washington est derrière la brutale expérience indienne d’abolition de l’argent liquide.
Par Norbert Häring, le 1er janvier 2017 – Norbert Haring / Le Saker francophone (trad.)



Des Indiens faisant la queue devant une banque

Début novembre, sans préavis, le gouvernement indien a déclaré invalides les deux billets de banque de plus grande valeur, abolissant plus de 80 % de la valeur d’argent en circulation. Malgré toute l’agitation et l’indignation qui en ont résulté, personne ne semble avoir pris conscience du rôle décisif qu’a joué Washington dans cette décision. C’est surprenant, car ce rôle a été à peine dissimulé.

Le président américain Barack Obama a déclaré que le partenariat stratégique avec l’Inde était une priorité de sa politique étrangère. La Chine doit être maîtrisée. Dans le cadre de ce partenariat, l’agence américaine de développement USAID a négocié des accords de coopération avec le ministère indien des Finances. L’un d’eux a pour objectif déclaré de repousser l’utilisation de l’argent liquide en faveur des paiements numériques, en Inde mais aussi dans le monde entier.

Le 8 novembre, le Premier ministre indien Narendra Modi a annoncé que les deux plus grandes coupures, en valeur, de billets de banque ne pouvaient plus être utilisées, avec un effet presque immédiat. Les propriétaires ne pouvaient récupérer leur valeur qu’en les déposant sur un compte bancaire avant la fin de la période de grâce qui expirait à la fin de l’année [2016], ce que beaucoup de gens et d’entreprises n’ont pas réussi à faire, en raison des longues files d’attente devant les banques. Le montant d’argent liquide que les banques ont été autorisées à payer aux clients individuels a été sévèrement restreint. Près de la moitié des Indiens n’ont pas de compte bancaire et beaucoup n’ont même pas de banque à proximité. L’économie est largement basée sur l’argent liquide. Du coup, une grave pénurie de liquidités s’en est suivie. Ceux qui ont souffert le plus sont les plus pauvres et les plus vulnérables. Ils ont éprouvé des difficultés supplémentaires à gagner leur maigre vie dans le secteur informel ou à payer des biens et des services essentiels comme la nourriture, la médecine ou les hôpitaux. Le chaos et la fraude ont régné en décembre.

Quatre semaines plus tôt

Moins de quatre semaines avant cette attaque contre les Indiens, l’USAID avait annoncé la création de « Catalyst : Inclusive Cashless Payment Partnership » [partenariat pour un paiement non liquide inclusif, NdT], dans le but d’effectuer un saut quantique en Inde. La déclaration de presse du 14 octobre indique que Catalyst « marque la prochaine phase du partenariat entre l’USAID et le ministère des Finances pour faciliter l’intégration financière universelle ». La déclaration ne figure pas (ou plus) dans la liste des déclarations de presse sur le site internet de l’USAID. Même une recherche avec le mot « Inde » n’a pas permis de la retrouver. Pour la trouver, vous devez déjà savoir qu’elle existe, ou tomber sur elle par hasard au cours d’une recherche internet. En effet, cette déclaration et d’autres qui semblaient plutôt ennuyeuses auparavant, sont devenues beaucoup plus intéressantes et révélatrices après le 8 novembre.

En lisant attentivement cette déclaration, il est évident que Catalyst et le partenariat de l’USAID et du ministère indien des Finances − d’où est né le projet Catalyst − ne sont que des façades qui ont servi à préparer l’assaut contre tous les Indiens utilisant de l’argent liquide sans soulever de soupçons indus. Même le nom Catalyst semble beaucoup plus sinistre une fois que vous savez ce qui s’est passé le 9 novembre.

Le directeur de projets de Catalyst est Alok Gupta, qui occupait le poste de chef d’exploitation du World Resources Institute à Washington, dont l’USAID est l’un des principaux commanditaires. Il était également un membre original de l’équipe qui a développé Aadhaar, le système d’identification biométrique à la Big Brother.

Selon un rapport de l’Indian Economic Times, l’USAID s’est engagée à financer Catalyst pendant trois ans. Les montants sont gardés secrets.

Badal Malick était vice-président du plus important marché en ligne indien, Snapdeal, avant d’être nommé directeur général de Catalyst. Il a fait ce commentaire :

 « La mission de Catalyst est de résoudre les multiples problèmes de coordination qui ont bloqué la pénétration des paiements numériques chez les commerçants et les consommateurs à faible revenu. Nous sommes impatients de créer un modèle durable et reproductible. (…) S’il y a eu (…) une pression concertée pour les paiements numériques exercé par le gouvernement, il existe encore un dernier effort à faire au niveau de son acceptation par les marchands, et des questions de coordination. Nous voulons approcher le problème de façon écosystémique et holistique. »

Dix mois plus tôt

Les multiples problèmes de coordination et la question des écosystèmes en espèces mentionnée par Malick ont été analysés dans un rapport que l’USAID a commandé en 2015 et présenté en janvier 2016 dans le cadre du partenariat anti-espèces avec le ministère indien des Finances. Le communiqué de presse sur cette présentation n’est pas (plus ?) non plus dans la liste des déclarations de presse de l’USAID. Le titre de l’étude était Beyond Cash [Au delà du liquide].

« Les commerçants, comme les consommateurs, sont pris au piège dans des écosystèmes d’argent en espèces qui empêche leur intérêt » pour les paiements numériques dit le rapport. Étant donné que peu de commerçants acceptent les paiements numériques, peu de consommateurs s’intéressent à eux, et comme peu de consommateurs utilisent les paiements numériques, peu de commerçants y ont un intérêt. Étant donné que les banques et les fournisseurs de systèmes de paiement facturent des frais pour l’équipement à utiliser ou même pour un simple essai de paiement numérique, une forte impulsion externe est nécessaire pour atteindre un niveau de pénétration des cartes de crédit qui créerait un intérêt des deux côtés pour ce genre de paiement.

Il s’est avéré en novembre que l’approche nommée « écosystème holistique » pour créer cette impulsion consistait à détruire l’écosystème de l’argent en espèces pour un temps limité et à le sécher lentement plus tard, en limitant la disponibilité de liquidités auprès des banques pour les clients individuels. Puisque que l’assaut devait être une surprise pour atteindre son plein résultat catalyseur, l’étude Beyond-Cash publiée et les protagonistes de Catalyst ne pouvaient pas décrire ouvertement leurs plans. Ils ont utilisé un moyen astucieux pour les déguiser tout en étant en mesure de faire ouvertement les préparatifs nécessaires, y compris les auditions d’experts. Ils ont beaucoup parlé d’une expérience de terrain régionale qu’ils planifiaient ostensiblement.

« L’objectif est de s’attaquer à une ville et de multiplier les paiements numériques par 10 en six à douze mois », a déclaré Malick moins de quatre semaines avant que la plupart des espèces ait été abolies dans l’ensemble de l’Inde. Pour ne pas être limités dans leur préparation sur une seule ville, le rapport Beyond-Cash et Catalyst ne cessaient de parler d’une gamme de régions qu’ils examinaient, apparemment afin de décider plus tard quelle était la meilleure ville ou région pour l’expérience de terrain. C’est seulement en novembre qu’il est devenu clair que l’ensemble de l’Inde devrait être la région cobaye dans l’effort global pour mettre fin à la dépendance à l’argent liquide. En lisant avec recul une déclaration de l’ambassadeur Jonathan Addleton, directeur de la mission de l’USAID en Inde, il est clair qu’il a annoncé cela furtivement quand il disait, quatre semaines plus tôt :

 « L’Inde est à l’avant-garde des efforts mondiaux pour numériser les économies et créer de nouvelles opportunités économiques qui s’étendent à des populations difficiles à atteindre. Catalyst soutiendra ces efforts en se concentrant sur le défi de rendre les achats quotidiens non liquides. »

Les vétérans de la guerre contre les espèces en action

Qui sont les institutions derrière cette attaque décisive contre les espèces ? À la suite de la présentation du rapport Beyond-Cash, l’USAID a déclaré : « Plus de 35 organisations indiennes, américaines et internationales importantes se sont associées au ministère des Finances et à l’USAID pour cette initiative. » Sur le site internet de Catalyst, on peut voir que ces organisations sont pour la plupart des fournisseurs de services informatiques et de paiement qui veulent gagner de l’argent à partir de paiements numériques ou de la vente de données associées aux utilisateurs. Beaucoup sont des anciens combattants de ce qu’un haut fonctionnaire de la Deutsche Bundesbank a appelé la « guerre des institutions financières contre les espèces » (en allemand). Ils sont l’Alliance Better Than Cash, la Fondation Gates (Microsoft), Omidyar Network (eBay), la Fondation Dell Mastercard, Visa, la Fondation Metlife.

L’alliance Better than cash – Mieux que le liquide

L’alliance Better Than Cash, dont l’USAID est membre, est mentionnée pour une bonne raison. Elle a été fondée en 2012 pour faire diminuer l’utilisation des espèces à l’échelle mondiale. Le secrétariat est logé au Fonds de développement des Nations Unies (UNCDP) à New York, ce qui pourrait expliquer pourquoi cette petite organisation assez pauvre de l’ONU était si heureuse, il y a deux ans, que la Fondation Gates, la première année, et la Master-Card-Foundation, l’année suivante, comptent parmi ses plus généreux donateurs.

Les membres de l’Alliance sont les grandes institutions américaines qui auraient le plus grand avantage à faire disparaître les espèces, c’est-à-dire les sociétés de cartes de crédit Mastercard et Visa, ainsi que certaines institutions américaines dont les noms sont souvent mentionnés dans les livres sur l’histoire des services de renseignements américains, à savoir la Fondation Ford et l’USAID. La Fondation Gates en est un autre membre éminent. Omidyar Network, appartenant au fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, et Citibank sont des contributeurs importants. Presque tous ces partenaires sont aussi individuellement partenaires de l’actuelle initiative USAID-Inde pour mettre fin à la dépendance à l’argent liquide en Inde et au-delà. L’initiative et le programme Catalyst ne semblent guère plus qu’une extension de l’alliance Better Than Cash, renforcée par des organisations indiennes et asiatiques qui ont un fort intérêt commercial à une utilisation réduite de l’argent liquide.

La Banque centrale indienne comme Chicago boy du FMI

Le partenariat pour préparer l’interdiction temporaire de la plupart des liquidités en Inde coïncide approximativement avec le mandat de Raghuram Rajan à la tête de la Banque centrale indienne, de septembre 2013 à septembre 2016. Rajan a été, et est à nouveau, professeur d’économie à l’université de Chicago. De 2003 à 2006, il a été économiste en chef du Fonds monétaire international à Washington. (Il s’agit d’un point de son CV qu’il partage avec un autre guerrier contre l’argent comptant, Ken Rogoff.) Il est membre du Groupe des trente, une organisation assez nébuleuse, où les représentants de haut rang des grandes institutions financières commerciales mondiales partagent leurs pensées et plans avec les présidents des banques centrales les plus importantes, derrière des portes closes et sans compte rendu. Il devient de plus en plus évident que le Groupe des trente est l’un des principaux centres de coordination de la guerre mondiale contre les espèces. Il compte parmi ses membres d’autres belligérants comme Rogoff, Larry Summers et autres.

Raghuram Rajan a de nombreuses raisons de s’attendre à grimper aux échelons les plus élevés de la finance internationale et donc de bonnes raisons de jouer le jeu de Washington. Il était déjà président de l’American Finance Association et récipiendaire inaugural du prix Fisher-Black en recherche financière. Il a remporté les prix généreusement dotés d’Infosys pour la recherche économique et de la Deutsche Bank pour l’économie financière ainsi que le prix Financial Times / Goldman Sachs pour le meilleur livre d’économie. Il a été déclaré Indien de l’année par NASSCOM et banquier central de l’année par Euromoney et par The Banker. Il est considéré comme un successeur possible de Christine Lagarde à la barre du FMI, mais peut certainement aussi s’attendre à être considéré pour d’autres emplois de premier plan dans la finance internationale.

En tant que gouverneur de la Banque centrale, Rajan était apprécié et bien respecté par le secteur financier, mais il était très peu apprécié par les entrepreneurs du secteur réel (productif), à cause de son penchant pour la déréglementation et la réforme économique. La raison principale a été la politique monétaire restrictive qu’il a introduite et défendue avec fermeté. Après avoir été violemment critiqué par les rangs du parti au pouvoir, il a déclaré en juin qu’il ne chercherait pas un second mandat en septembre. Plus tard, il a dit au New York Times qu’il avait voulu rester, mais pas pour un mandat entier, et que le Premier ministre Modi ne le voulait pas. Un ancien ministre du Commerce et de la Justice, M. Swamy, a déclaré que le départ de Rajan rendrait heureux les industriels indiens :

« Je voulais qu’il dégage, et je l’ai expliqué au Premier ministre, aussi clairement que possible. (…) Son public était essentiellement occidental, et son auditoire en Inde a été la société occidentalisée de la diaspora. Les gens venaient chez moi par délégations entières pour m’inviter à faire quelque chose. »

Un désastre à venir

Si Rajan était impliqué dans la préparation de cet assaut pour déclarer la plupart des billets de banque des Indiens illégaux – et il devrait y avoir peu de doute à ce sujet, étant donné ses liens personnels et institutionnels et l’importance de la Banque centrale indienne dans la fourniture d’argent – il avait une raison suffisante de rester en arrière-plan. Après tout, cela ne devrait surprendre personne impliqué dans la question, que cette action entraînerait chaos et extrêmes difficultés, en particulier pour la majorité des pauvres et des indiens ruraux qui étaient pourtant désignés comme les bénéficiaires supposés de cette si mal nommée « intégration financière ». L’USAID et ses partenaires ont analysé la situation de manière approfondie et constaté dans le rapport Beyond-Cash que 97% des transactions étaient effectuées en espèces et que seulement 55% des Indiens avaient un compte bancaire. Et de tous ces comptes bancaires, « seuls 29% ont été utilisés au cours des trois derniers mois ».

Tout cela était bien connu et rendait certain que l’abolition soudaine de la plupart des liquidités causerait des problèmes graves et même existentiels à de nombreux petits commerçants et producteurs et à beaucoup de gens dans des régions éloignées, sans banques. Quand l’acte fut posé, il est devenu évident que la promesse d’inclusion financière par la numérisation des paiements et le refus de l’argent liquide a toujours été une fausse promesse. Il n’existe tout simplement aucun autre moyen de paiement qui puisse rivaliser avec les espèces pour permettre à tout le monde, avec de si lourds handicaps, de participer à l’économie de marché.

Cependant, pour Visa, Mastercard et les autres prestataires de services de paiement, qui ne sont pas affectés par ces problèmes existentiels, l’assaut sur le liquide sera très probablement considéré comme un grand succès, entraînant une « montée en gamme » des paiements numériques dans la « région d’essai ». Après ce chaos et avec toutes les pertes qu’ils ont dû subir, tous les hommes d’affaires qui peuvent se le permettre vont s’assurer de pouvoir accepter les paiements numériques à l’avenir. Et les consommateurs, qui sont limités dans le montant d’argent qu’ils peuvent maintenant obtenir des banques, vont plus souvent payer avec des cartes, au bénéfice de Visa, Mastercard et les autres membres de l’alliance Better Than Cash.

Pourquoi Washington lance une guerre mondiale contre les espèces

Les intérêts commerciaux des sociétés américaines qui dominent les systèmes d’affaires et de paiements numériques sont une raison importante pour le zèle du gouvernement américain dans sa tentative de réduire l’utilisation des espèces dans le monde entier, mais ce n’est pas la seule ni la plus importante. Un autre motif est la puissance de surveillance qui va avec l’utilisation accrue du paiement numérique. Les organisations de renseignement américaines et les entreprises informatiques peuvent examiner tous les paiements internationaux effectués par l’entremise des banques et surveiller la plupart des flux de données numériques. Les données financières tendent à être les plus importantes et les plus précieuses.

Plus important encore, le statut du dollar comme monnaie mondiale de référence et la domination des sociétés américaines dans le financement international fournissent au gouvernement américain un énorme pouvoir sur tous les participants au système financier non monétaire en place. Cela oblige tout le monde à se conformer au droit américain plutôt qu’aux règles locales ou internationales. Le journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung a récemment publié une histoire glaçante décrivant comment cela fonctionne (en allemand). Les employés d’une entreprise d’affacturage, Geran, qui faisaient des affaires complètement légales avec l’Iran, ont été mis sur la liste terroriste américaine, ce qui signifie qu’ils ont été coupés du système financier et même certaines entreprises de logistique ne transporteraient plus leurs meubles. Une grande banque allemande a été obligée de licencier plusieurs employés, à la demande des États-Unis, alors qu’ils n’avaient rien fait d’irrégulier ou d’illégal.

Il y a bien d’autres exemples. Chaque banque internationalement active peut être soumise au chantage par le gouvernement des États-Unis afin qu’elle suive leurs ordres, puisque la révocation de sa licence pour faire des affaires aux États-Unis ou en dollar équivaut essentiellement à les mettre en faillite. Il suffit de penser à la Deutsche Bank, qui a dû négocier avec le Trésor américain pendant des mois entre payer une amende de 14 milliards de dollars et très probablement faire faillite, ou s’en tirer avec sept milliards et survivre. Si vous avez le pouvoir de mettre en faillite les plus grandes banques même des grands pays, vous avez aussi le pouvoir sur leurs gouvernements. Ce pouvoir par la domination sur le système financier et les données associées est déjà là. Moins il y a de liquide, plus ce pouvoir est important et sécurisé, car l’utilisation d’espèces est un moyen important de se soustraire à ce pouvoir.

Norbert Haering est un journaliste financier.

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En Inde, une gigantesque base de données biométriques a déjà fiché plus d’un milliard d’habitants
Par Nadia Djabali, le 5 décembre 2016 - Bastamag


Le projet Aadhaar, porté par le gouvernement indien, a déjà numérisé les empreintes digitales, les iris et le visage de plus d’un milliard d’habitants. Objectif annoncé : intégrer l’ensemble des Indiens dans les registres de l’administration, ce qui faciliterait la redistribution d’aides sociales. Mais le système éveille les craintes d’une surveillance de masse destinée, un jour, à contrer toute contestation sociale ou politique. Dans le même temps, les acteurs de ce secteur en pleine expansion, comme l’entreprise française Safran qui a raflé le marché indien, exportent leurs systèmes de fichage biométrique sur tous les continents.

Mégaphone à la main, un chef de village interpelle la population. Demain, leur explique-t-il, des hommes viendront de New Delhi avec du matériels high-tech, inconnus de bien des paysans indiens : un scanner d’iris, un enregistreur d’empreintes digitales, un appareil photo et un ordinateur portable. Une maison a été réquisitionnée pour l’occasion. Les villageois devront s’inscrire et passer entre les mains de cette équipe envoyée par le gouvernement, sous peine de ne plus percevoir les aides qui leurs sont attribuées. « Cela fait mal ? Pourquoi doit-on s’inscrire ? », interrogent certains. Le lendemain, une longue file d’attente s’étire.

Il s’agit de la plus vaste opération d’enregistrement biométrique du monde, concernant 17% de la population mondiale ! Le projet Aadhaar (« la base »), attribue ainsi aux résidents de l’Inde un numéro d’identité unique à douze chiffres. Avant d’en recevoir un, chacun doit se plier au jeu de l’identification en fournissant trois données biométriques : les dix empreintes digitales de la main, les deux iris et le portrait.

Un marché de 850 millions d’euros raflé par Safran

Les empreintes digitales et des iris peuvent être collectées à partir de l’âge de 5 ans. La photo n’est efficace qu’à partir de 15 ans. De nombreuses maternités ont ouvert leurs portes à ces « registrars » chargés de la collecte des données. Les nouveau-nés y sont scannés dès leur naissance. Les bébés reçoivent un numéro indépendant rattaché à la carte des parents jusqu’à l’âge de 5 ans. Ils devront ensuite se plier à une mise à jour biométrique jusqu’à 15 ans.

Le coût de cette gigantesque opération est estimé à 850 millions d’euros. C’est une entreprise française, Safran, qui a gagné le marché. Deux de ses filiales, Safran Identity & Security et L1 assurent 75 % des enregistrements. L’entreprise japonaise Nec se charge du quart restant de la population. Le groupe français fournit les scanners biométriques et le système permettant de ne pas enregistrer deux fois un même individu. Celui-ci serait capable de répondre à un million de requêtes par jour, 24h sur 24 et 7 jours sur 7.

Ce recensement numérique, lancé en 2010, va bon train. En six ans, un milliard d’identités digitales ont été créées, au rythme d’un million d’enregistrements par jour. Les 250 millions d’Indiens restants devraient intégrer la colossale base de données d’ici avril 2017. « À titre de comparaison, à ce rythme, la population française aurait été enregistrée en deux mois », déclarait fièrement un cadre de Safran. Les données biométriques seront stockées dans les serveurs de l’Autorité d’identification unique de l’Inde (UIDAI) à Bangalore. De quoi faire pâlir d’envie des agences de renseignements comme la NSA américaine...

Des millions d’Indiens inconnus des registres

Lancé par le Parti du Congrès (centre gauche), le projet a été poursuivi par les nationalistes du BJP, arrivés au pouvoir en 2014. Les dirigeants du pays justifient l’opération au nom de la lutte contre la corruption et le vol. Le gouvernement de New Delhi souhaitait également donner une existence officielle à des millions d’Indiens inconnus des registres administratifs. L’héritage de l’ancienne puissance coloniale britannique avait eu pour conséquence l’absence de carte d’identité dans le sous-continent.

L’inscription à Aadhaar s’accompagne de la création d’un compte bancaire. En avril 2016, 250 millions de comptes en banque avaient été ouverts, servant notamment à percevoir les allocations destinées aux personnes enregistrées. L’État indien verse 45 milliards d’euros par an d’aides sociales à 400 millions d’Indiens vivant avec moins d’un dollar par jour. Des aides pour prendre le train mais également pour acheter, via des magasins d’État, des produits de base ou des sources d’énergie.

Des recours d’ONG examinés par la Cours suprême

À l’origine du projet, Nandan Nilekani, le richissime PDG de la société informatique Infosys. C’est lui qui a poussé les gouvernements successifs à financer Aadhaar. Il a été le premier président de l’IUDAI et a pu lancer le processus avant même que les lois soient votées au Parlement. Malgré sa démission après la victoire du BJP, il continue de veiller au grain. « Le projet a pour objectif principal de renforcer l’égalité afin d’emmener le pays vers un développement équitable, notamment à travers l’intégration sociale et économique du plus grand nombre », indiquait-il en janvier 2013.

Un enthousiasme qui ne fait guère l’unanimité. Un an après avoir déclaré que l’inscription Aadhaar devait être basée sur le volontariat, la Cour suprême indienne examine plusieurs recours depuis le 7 octobre 2016. Dans le collimateur de plusieurs ONG et associations, la légalité de cette collecte de masse, les violations potentielles de la vie privée, et le caractère obligatoire ou non de l’inscription sur la base.

Surveiller la population ?

Les 140 millions d’utilisateurs de gaz subventionné, très utilisé en bonbonnes pour la cuisine dans les endroits non reliés à un réseau, doivent obligatoirement fournir leur numéro Aadhaar depuis le 30 novembre 2016. La Société indienne du pétrole a même ouvert des centres d’enregistrement pour recenser les personnes qui n’ont pas encore été scannées. Plusieurs États de la fédération ont cependant refusé de conditionner la subvention à l’enregistrement des données.

Plusieurs universités exigent également le précieux sésame biométrique pour pouvoir s’inscrire, bénéficier d’une bourse, ou obtenir son diplôme. La compagnie des chemins de fer compte également demander l’inscription à Aadhaar en cas d’achats de billets à tarif réduit. L’engouement est tel que mêmes les prêtres s’y sont mis. Des religieux du temple de Devta Chitai Golu demandent aux futurs mariés de présenter préalablement leur carte biométrique.

Le gouvernement a annoncé à l’automne sa décision de conserver sept ans les informations de toutes les transactions ainsi effectuées via le numéro d’identification. Les agences gouvernementales pourront obtenir un accès à toutes les données si la sécurité nationale est en jeu. Une annonce survenant après une série de manifestations étudiantes dans tout le pays. Les ONG redoutent que les autorités indiennes se servent des données pour surveiller la population afin d’endiguer toute contestation sociale et politique. Autre motif d’inquiétude, la sécurité des données. Le vol des données personnelles d’un demi-milliard d’utilisateurs de Yahoo en septembre a ravivé les réticences.

Un secteur d’activité florissant

« Les leçons que nous pourront tirer du projet pourraient très certainement intéresser d’autres gouvernement », estime Nandan Nikelani. Du côté des grandes entreprises chargées de l’intendance, on se frotte les mains. Car le marché est vaste. Sur le continent africain, Safran Identity & Security a créé un fichier électoral biométrique à la demande du gouvernement kenyan. « En 2013, nous avons aidé le pays à établir et à maintenir un registre de votants de 14,3 millions de personnes en moins de 30 jours, juste avant les élections », indique la multinationale française. En 2014, l’entreprise a permis la vérification du droit de vote de 6 millions d’Égyptiens. En Côte d’Ivoire, la filiale de Safran a produit 11 millions de cartes d’identité et 9 millions de cartes d’électeur.

Enfin, aux États-Unis, c’est une filiale de Safran I&S qui gère la base d’empreintes digitales du FBI et de la police new-yorkaise. L’entreprise s’occupe en outre de la base de données des permis de conduire pour une quarantaine d’États américains.
L’entreprise est considérée comme l’un des fleurons du secteur d’activité. Pourtant, malgré un chiffre d’affaires de 1,9 milliards d’euros représentant 11% du chiffre d’affaires du groupe, Safran envisage de vendre sa filiale. Le groupe négocie avec Advent Technologies, un fonds de capital investissement américain.

Les réfugiés de guerre n’échappent pas non plus à l’enregistrement biométrique. IrisGuard, une entreprise jordanienne, a mis en place un système de scanning de l’iris dans un supermarché du camp d’Azraq, qui accueille 30 000 réfugiés syriens dans le désert jordanien. Une fois l’oeil reconnu, le système déduit le montant des courses de l’allocation mensuelle accordée aux réfugiés par le Programme alimentaire mondial.
85% de réfugiés syriens qui vivent dans les villes jordanienne utilisent ainsi la reconnaissance oculaire pour retirer leur allocation. Décriée il y a encore quelques années (lire notre article ici), le fichage biométrique massif et l’amalgame entre citoyenneté – la carte d’identité – et données bancaires ou commerciales, est désormais un marché lucratif.


Nadia Djabali

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