mercredi 26 juillet 2017

Comprendre la dépression grâce à l’écopsychologie

Résistance et activisme : comprendre la dépression grâce à l’écopsychologie
Par Will Falk, le 23 juillet 2017 - Le Partage

Will Falk est un écrivain, avocat et activiste états-unien, membre de l'organisation d'écologie radicale Deep Green Resistance. Cet article a initialement été publié (en anglais) le 6 juillet 2017, à cette adresse.


Je suis un activiste écologiste. Je souffre de dépression. Être un activiste tout en souffrant de dépression me place directement face à un dilemme sans issue : la destruction du monde naturel engendre un stress qui exacerbe la dépression. Mettre un terme à la destruction du monde naturel soulagerait le stress que je ressens, et, dès lors, apaiserait cette dépression. Cependant, agir pour mettre fin à la destruction du monde naturel m’expose à une grande quantité de stress, ce qui alimente à nouveau ma dépression.

Soit les destructions continuent, je suis exposé au stress, et je reste dépressif, soit je rejoins ceux qui résistent contre la destruction, je suis exposé au stress, et je reste dépressif.

Dépressif si je ne fais rien, dépressif si j’agis. Je choisis de lutter.

Je me battrai toujours contre la dépression. Je sais que cela peut sonner comme la parole fataliste typique d’un esprit déprimé, mais le fait d’accepter cette réalité me soulage du faux espoir de vivre un jour totalement libéré de la culpabilité, du désespoir, et de la vacuité qui constituent la dépression. Accepter cette réalité libère l’énergie émotionnelle que je dépenserais en m’agrippant à ce faux espoir. Au lieu d’utiliser cette énergie à la recherche d’un traitement qui n’a jamais existé, je peux la consacrer à l’activisme et à une gestion réaliste de ma dépression.

Comprendre cela n’a pas été chose aisée. Il m’a fallu cinq ans, après mon premier diagnostic d’un trouble dépressif majeur, après la confirmation de ce diagnostic par trois médecins différents dans trois villes différentes, deux tentatives de suicide, et d’innombrables effondrements émotionnels, pour finalement accepter ma situation.

Récemment, la traversée des champs pétrolifères du Bassin de Uintah dans l’Utah m’a rappelé pourquoi la dépression me hantera toute ma vie.


Exploitation pétrolière dans le bassin d’Uintah en Utah

L’autoroute 40, vers l’est, de Park City, en Utah, à Vernal, ne m’offre aucun endroit où me cacher. Dans le rétroviseur, la neige fondante scintille le long des épaules des Monts Wasatch. Le changement climatique menace les chutes de neige en Utah, et Park City sera probablement dépourvue de neige de mon vivant. À travers mon pare-brise, j’aperçois de gigantesques derricks s’élever des plateformes de forage et transpercer le ciel, après avoir transpercé la terre. Près de ces plateformes, les pompes des puits se balancent de manière léthargique, de haut en bas, inlassablement. Les puits sont des vampires mécaniques qui sucent le sang de la terre, lentement et inexorablement.

Tandis que les foreuses injectent le poison et que les pompes extraient le pétrole, il est difficile de ne pas penser aux seringues d’un junkie. Des cicatrices se forment sur le sol du bassin où des forêts autrefois denses de pins, de genévriers et de buissons d’armoise argentée ondulant dans le vent s’entassent désormais à la périphérie des opérations de fracturation. Les marques de la destruction trahissent aussi bien l’addiction que les sillons des engins.

Je passe devant d’innombrables camions-citernes stationnés auprès de réservoirs de pétrole ronds et trapus. Les camions s’emplissent de pétrole brut avant de l’acheminer vers les raffineries de Salt Lake. De là, il sera distribué par bateau partout dans l’Ouest pour y être brûlé. Chaque plateforme pétrolière, chaque foreuse, chaque puits que je dépasse bouscule la paix de mon esprit. La combustion du contenu de chaque citerne pousse davantage la planète en direction d’un emballement climatique et d’un effondrement total.

Mon ressenti est gangréné par une terreur familière. Autour de moi, je ne perçois que des traumatismes. Alors je me tourne vers l’avenir. Je vois le niveau des eaux monter, les villes être submergées, et les réfugiés s’enfuir. Je vois les océans devenir acides, les récifs coralliens blanchir, et la vie aquatique s’effondrer. Je vois les forêts brûler, les espèces disparaître, et le sol arable être emporté par le vent.

Je ne vois pas de futur viable.

Mes mains s’agrippent au volant, les muscles de mon visage se crispent, et je me sens nauséeux. Mon pied gauche est nerveux. Mon pied droit, bien qu’occupé par l’accélérateur, s’agite lui aussi. J’accélère. Mon corps est troublé. Il n’a aucune référence évolutive correspondant au fait d’être enfermé dans la cabine d’une voiture qui roule à vive allure sur l’autoroute.

Si vous pouviez voir à travers ma chair et mes os les organes qui constituent mon système de réaction au stress, que verriez-vous ? Vous verriez mes glandes surrénales diffuser les hormones du stress. Vous verriez les hormones du stress préparer mon corps et mon cerveau à combattre ou à fuir. Après quelques minutes, vous verriez mon hippocampe racorni, endommagé, essayer de signaler à mes glandes surrénales que la menace est passée et qu’il faut arrêter d’inonder d’hormones du stress mon cortex frontal. Vous verriez mon hippocampe échouer, mes glandes surrénales continuer à diffuser les hormones, et le risque de plonger dans un épisode de dépression sévère s’accroître.

La recherche neurobiologique révèle que le caractère hautement récurrent de la dépression est en partie lié à la manière dont les hormones engendrent des lésions cérébrales. Les avancées en neurosciences dévoilent un schéma de la dépression correspondant à un cercle vicieux dans le système de réaction au stress du corps. Dans un système sain, les surrénales produisent des hormones en réponse au stress. Le stress passe et l’hippocampe signale aux surrénales d’arrêter la production d’hormones.

Lorsque le cortex frontal — en particulier l’hippocampe et l’amygdale — est exposé à une dose trop élevée d’hormones du stress, pendant une durée trop longue, le cortex frontal commence à se racornir. Un hippocampe endommagé ne parvient pas à interrompre les surrénales, qui continuent de fabriquer les hormones du stress, qui continuent à endommager l’hippocampe. L’humeur, la mémoire, l’attention et la concentration sont toutes affectées. Les problèmes d’humeur, de mémoire, d’attention et de concentration créent leurs propres stress, ce qui intensifie le cycle.

Des découvertes récentes en psychiatrie brossent un sombre tableau. L’Association américaine de psychiatrie décrit la dépression comme étant « hautement récurrente », avec, chez les rescapés d’un premier épisode de dépression, un minimum de 50% de risques de récidiver une fois ou plus au cours de leur vie, et d’environ 80% pour les rescapés de deux épisodes. Les victimes de trois épisodes ou plus ont 90% de risque de récidive. En moyenne, une personne avec des antécédents de dépression subira entre cinq et neuf épisodes dépressifs distincts au cours de sa vie.

J’ai vécu quatre périodes de dépression qui me garantissent que la dépression continuera de reparaître. Je traverse des périodes de rémission, durant lesquelles je me sens relativement libéré de ses symptômes. Cependant, même au cours de ces périodes, la dépression reste tapie dans l’ombre, me contraignant à une vigilance permanente, véritable lutte contre la récidive. La dépression peut s’estomper, mais pas le souvenir de sa douleur. Je vis dans la peur, quotidienne, d’un nouvel épisode.

La psychologie conventionnelle met un terme à cette discussion ; elle préconise d’éviter les endroits qui stimulent la dépression, comme le Bassin de Uintah, et conclut que la clé de la guérison réside à la fois dans l’amélioration de la capacité de l’hippocampe à interrompre la diffusion des hormones du stress, dans la suppression, autant que possible, du stress dans la vie du dépressif, et dans l’adaptation au stress ne pouvant être éliminé.

En d’autres temps, ou dans un autre monde, je n’aurais aucune raison de ne pas croire en l’efficacité de cette méthode. Mais la planète a presque entièrement été transformée en des lieux comme le Bassin de Uintah. Rares et précieux sont les territoires préservés de la violence de la civilisation. Tandis que nos habitats sont au bord de la destruction, que l’horreur empoisse notre expérience quotidienne, que la protection de la vie exige que l’on affronte ces horreurs, l’élimination du stress est-elle possible ? Est-il honnête de s’adapter ?

L’écopsychologie explique que l’élimination du stress n’est pas possible en cette période écologique. La psychologie étant l’étude de l’esprit, et l’écologie l’étude des relations naturelles créant la vie, l’écopsychologie insiste sur l’impossibilité d’étudier l’esprit en dehors de ces relations naturelles, et nous encourage à examiner les types de relations nécessaires à l’esprit pour qu’il soit vraiment sain. En observant la dépression au travers du prisme de l’écopsychologie, on peut l’expliquer comme le résultat de problèmes dans nos relations avec le monde naturel. La dépression ne peut être soignée tant que ces relations ne sont pas réparées.

Cette explication commence avec le stress et la relation que le corps entretient avec lui. Le stress est écologique par essence en ce qu’il résulte de la relation entre un animal et son habitat. L’exemple classique de la nature écologique d’un système animal de réaction au stress est illustré par la relation entre proie et prédateur. Lorsqu’un élan est menacé par des loups, son système de réaction au stress produit des hormones qui l’aident à fuir ou à combattre les loups.

La relation formée par le loup, l’élan, les hormones du stress de l’élan, et son système de réaction au stress est l’une des innombrables relations nécessaires à la survie de l’élan. Même chose pour chacun de nous. Les autres relations dont dépendent les animaux comprennent l’air, l’eau, et l’espace, les animaux d’autres espèces, les membres de leur propre espèce, les champignons, les fleurs, et les arbres, les cellules formant leur chair, les bactéries de leurs intestins, et les levures de leurs épidermes. Des relations donnent vie à l’animal, et à la fin, des relations entraînent sa mort. La mort d’un animal offre la vie à d’autre êtres. L’histoire de la Vie est l’histoire de ces relations aux bénéfices mutuels.

Les humains civilisés empoisonnent l’air et l’eau, modifient l’espace, assassinent les espèces, détruisent les champignons, les fleurs, et les arbres, contaminent les cellules, font muter les bactéries, et condamnent les levures. Bref, ils menacent la capacité de la planète à accueillir la Vie. Les civilisés détruisent non seulement ceux dont nous dépendons, avec qui nous avons besoin d’être en relation, mais ils détruisent également la possibilité que ces relations existent dans le futur. Chaque langue autochtone perdue, chaque espèce précipitée vers l’extinction, chaque hectare de forêt rasé est une relation condamnée aujourd’hui et à jamais.

En vivant de manière honnête dans cette réalité, nous nous ouvrons à la dépression. La perte de ces relations, et la perception d’un futur dépourvu des relations dont nous avons besoin, engendrent un stress ineffable. Vivre avec ce stress jour après jour peut inonder le cortex frontal d’hormones du stress, racornir l’hippocampe, et entraîner le système de réaction au stress au-delà sa capacité de régénération.

Si cela advient, vous pourriez être hanté par la dépression pour le restant de vos jours.

Faire l’expérience d’une dépression majeure, c’est apprendre que la conscience est une fonction involontaire du corps. Tout comme le battement de votre cœur, vous ne pouvez pas éteindre votre conscience avec des médicaments, un coup à la tête, ni aucune autre méthode violente envers le corps et l’esprit. La conscience est un muscle, et la perception des phénomènes est la façon dont travaille ce muscle. La dépression est une douleur permanente accompagnant la perception. Dans le monde civilisé, la douleur et le traumatisme sont le reflet d’innombrables phénomènes. La destruction est devenue si totale que la conscience ne trouve nulle part où s’apaiser, nul lieu préservé des stigmates de la violence.

Je sais que la réalité que j’ai décrite est âpre pour ceux d’entre nous qui vivent avec la dépression. Néanmoins, c’est la réalité. Pour nombre d’entre nous, la dépression est une maladie à perpétuité. Sur le long terme, il est toujours préférable d’accepter une dure réalité plutôt que de se maintenir dans un état de déni. J’ai compris que le fait d’accepter cette réalité m’aidait à gérer ma dépression au quotidien et me permettait d’être plus efficace en tant qu’activiste.

Admettre que je devrai toujours me battre contre la dépression n’implique pas d’abandonner. Au contraire, accepter cette lutte requiert une discipline quotidienne. Plusieurs de mes médecins ont comparé la dépression avec le diabète. A l’instar de nombreux diabétiques, qui doivent vérifier le sucre dans leur sang, éviter certains aliments, et pratiquer une activité physique régulière, les dépressifs doivent mettre en place dans leur vie une routine quotidienne. En ce qui me concerne, cela consiste à m’adonner régulièrement à des exercices cardiovasculaires qui aident mon corps à gérer ses hormones du stress, à dormir huit heures chaque nuit, à boire de l’alcool de façon modérée, à limiter les situations dans lesquelles je suis tenté de broyer du noir, et à m’investir de manière constante dans mes relations sociales, tant humaines que non-humaines.

Accepter la nature immuable de la dépression m’a aussi donné la force de combattre la culpabilité permanente qui l’accompagne. La culpabilité liée à la dépression peut devenir envahissante car elle s’auto-alimente. Je me sens coupable lorsque je suis fatigué, par exemple, ou lorsque je n’arrive pas à me concentrer pour écrire, ou lorsque je ne trouve pas la force mentale pour terminer les tâches que je me suis promis d’achever. Je me rappelle que le manque d’énergie, et les problèmes de concentration et de motivation sont des symptômes de la dépression. Dès lors, je me sens coupable d’oublier, et coupable de me laisser me sentir coupable.

Admettre que je devrai toujours me battre contre la dépression, c’est accepter que je devrai également toujours me battre contre les symptômes de la dépression tels que la culpabilité. Sachant cela, lorsque je me trouve englué dans des cycles de culpabilité, j’arrête d’essayer d’en sortir par la raison, et laisse simplement la culpabilité dans un coin où il importe peu que je me sente coupable ou non.

Accepter la nature immuable de la dépression me soulage de la recherche d’un traitement. La recherche personnelle d’un traitement est rapidement convertie par la dépression en injonction à aller mieux. Cette injonction se transforme en sentiment d’échec tandis que les symptômes de la dépression s’intensifient. Alors que le monde brûle, le stress à l’origine de la dépression est toujours présent. Je peux me protéger efficacement de cette dépression pendant un moment, mais, la violence est à ce point totale, le traumatisme tellement évident, qu’il y aura des moments où le stress surpassera mes défenses. Ce n’est pas un échec personnel, et ce n’est pas de ma faute. Je me bats avec autant de force que possible, mais je ne gagnerai pas toujours.

Le plus important, c’est que cette acceptation fait de moi un meilleur activiste. Je ne peux séparer mon expérience des innombrables humains et non-humains qui rendent cette expérience possible. Heureusement, l’écopsychologie m’offre un lexique pour parler des relations créant mon expérience. Comprendre que ce stress omniprésent, engendré par la destruction systémique des relations qui font de nous des humains, est à l’origine de ma dépression, me libère de la voix qui me dit que ma dépression est de ma faute.

Pour le comprendre, j’ai dû m’ouvrir à la réalité de ces relations. Ces relations sont notre plus grande vulnérabilité et notre plus grande force. Nous ne pouvons rien y changer. La disparition actuelle de ces relations est incroyablement douloureuse. Si nous voulons un jour mettre un terme à cette douleur, nous devons riposter.

La Vie parle, mais rarement en anglais. Un seul langage humain ne pourra jamais exprimer la richesse des relations qui composent la toile du vivant. Le vent et l’eau, le sol et la pierre, les nageoires, la fourrure et les plumes ne sont que quelques-uns des innumérables dialectes de la Vie.

Les plaques tectoniques annoncent aux montagnes où se former. Le sang dans l’eau signale au requin que la nourriture est probablement proche. Les protéines étrangères à la surface des cellules dangereuses intiment à vos globules blancs d’attaquer. Un simple pépiement, formé dans la gorge d’un chien de prairie, d’un dixième de seconde à peine, signale à une entière colonie l’espèce et les caractéristiques physiques d’un intrus.

Vous n’entendrez peut-être pas la Vie prononcer les mots : « Arrêtez la destruction ». Mais les langages de la Vie sont aussi divers que les expériences physiques. La douleur de la dépression est une expérience physique, il s’ensuit que la Vie parle au travers de la dépression. Cette douleur me hantera le restant de mes jours. La vie continue de parler. Elle nous dit : « Résistez ! »

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